Des lames de pierre

Comme quatre-vingt-quatorze autres personnes au Québec, Robert Lacerte est né le 18 novembre 1941. C’était sur la rue Principale à Saint-Donat, et plus tard il a cru voir des similitudes entre sa poésie et celle de Gaston Miron en raison de leurs origines laurentiennes, comme si les arbres, les renards, les coudes de rivières, les montagnes et les vapeurs toxiques des vacanciers avaient une incidence primordiale sur la genèse des mots. Mais les mots font souvent à leur manière, et il ne partagerait jamais avec Miron que ces origines commu­nes. Parmi les poètes montréalais, on l’avait surnommé Baloney. Il ne m’en a pas révélé la cause, et j’ai fini par croi­re qu’il n’en savait rien lui-même. Il était bien moins ridi­cule que ce surnom ne le laissait présager, seulement un peu démuni dans le corps, dans l’esprit, dans la démène quotidienne qu’a été sa vie de satellite, systématique­ment à côté du temps fort, à la remorque des autres, au fond toujours seul. Ses faiblesses, tout le monde les avait perçues. Personne n’avait vu ses ruades, par contre, ses moulinets éperdus dans le silence. Il est mort, comme cent cinquante-six autres Québécois, le 6 janvier 2009. C’était à Maisonneuve-Rosemont.

Robert avait si peu de souvenirs de son enfance qu’il croyait par moments ne pas en avoir eu et se disait, quand il revenait à lui après un accès de douleur, qu’une vie n’est pas un flot ininterrompu dont la mémoire ne garde que des fragments, mais un agencement de ta­bleaux brisés, sans liens, des accidents séparés par des craques où tout s’efface. Il sondait son passé, se rappe­lait un événement, une journée, parfois même une saison entière, puis c’était le vide jusqu’à un autre souvenir où les gens ressurgissaient vieillis, les lieux changés de for­mes et de couleurs après s’être désagrégés dans le noir. Il m’a dit un jour que c’était la raison pour laquelle il écri­vait, pour allonger le temps où il existait, pour réduire les instants de néant. Mais une autre fois il m’a aussi dit que rien n’a d’importance, la mémoire, les mots, les photos, les films, car par leur nature vicieuse les gouffres où tout disparaît peuvent bien être incommensurables, infini­ment plus profonds que les traces qu’on tente de laisser, et que pour cette raison on n’est pas mieux que morts.

Pour Robert, la vie n’a pas commencé quand deux gamètes ont créé son zygote, ou à l’apparition de ses cheveux hors de sa mère en douleurs, mais le soir de son premier souvenir, quand, de son lit à barreaux coincé dans un réduit sous un escalier, il a eu peur du fond de la chambre où ses frères, dans la pénombre, ronflaient comme des quatre cylindres. Il a ensuite vécu des choses diffuses assis sur le plancher du séjour dans des couches de coton pleines de pisse, ou à la table, frappant son as­siette avec une cuillère jusqu’à ce qu’une de ses sœurs la lui arrache en criant une menace, puis des événements plus clairs, des jeux de cachette dans les champs, des luttes perdues contre des frères trop forts, des courses nu-tête sous la pluie, des chasses aux chats errants que le maire avait déclarées nécessaires à la santé publi­que. Robert n’a pas eu une enfance difficile. Ni facile, du reste. La vie dans un village canadien-français au milieu du vingtième siècle n’avait rien d’une récréation. Il y avait là toutes sortes de misères, la noire mais digne, la noire opaque, la noire tout court, la crasseuse, la métis­se, la rieuse malgré tout, la dévote, la révoltante, la rési­gnée, la mortelle, et combien d’autres. Celle des Lacerte était plutôt confortable. Saint-Donat avait l’avantage d’être électrifiée, et le père Lacerte avait administré décemment son magasin général. Ses trois plus vieux fils avaient pris la relève et transformé le commerce en quincaillerie, faisaient vivre leurs parents, qui partici­paient toujours un peu aux tâches, et leur fratrie qui ne pouvait encore travailler.

Robert est arrivé avant-dernier de sa génération. Une bonne quarantaine de frères, de sœurs, de cousins et de cousines devant, une petite sœur derrière qui profiterait seule des privilèges dévolus aux bâtons de vieillesse. Les aînés avaient leurs propres familles, il les voyait peu, res­tant à la maison avec ses parents vieillissants, et quand, à l’occasion, tous finissaient par se réunir, les autres enfants l’appelaient le faux-oncle, le reculon ou la verrue. Je ne sais ce que cela peut creuser sous le plexus d’un homme que d’être lancé ainsi dans un monde de vieux. Le chemin était tracé pour lui, il n’avait qu’à s’engager dans les ornières pour avancer: une traque de terre érodée dans l’herbe, qui longeait la ligne d’arbres entre deux champs pour se rendre à la petite école; pour aller à l’église, une rue boueuse que tous empruntaient en rang d’oignons; pour fuir, un sentier qui se perdait dans un boisé où tout le monde allait, à un moment ou l’autre, donner son premier french et tâter ses premières chairs. Dans son cas, ç’a été avec la fille d’un couple de touris­tes montréalais venus skier au mont Jasper, une fille aux yeux extraordinairement bleus, aux dents si extraordi­nairement grandes qu’elles empêchaient sa bouche de fermer, au corps inaccessible sous son manteau d’hiver. Ce baiser ne lui a guère plu, et il lui a fallu quelques an­nées avant de s’y reprendre. De tous les membres de sa famille, il n’était proche que de son frère Yves, né un an et sept jours avant lui. Leurs anniversaires étaient sou­lignés en même temps chaque année, au milieu de la semaine qui séparait leurs dates de naissance.