Femmes, nation et nature dans le cinéma québécois

En 2008, lors d’un entretien accordé dans le cadre de la série documentaire Cinéma québécois (Télé-Québec, 2008), on invite le réalisateur Denis Héroux à revenir sur son expérience de création du film à succès Valérie (1968). En blaguant avec l’inter-vieweur hors champ, Héroux explique son choix de faire de son personnage principal une danseuse à go-go : « Elle [Valérie] se cherche un job. Elle ne trouve pas d’emploi et elle exploite ses ressources naturelles, encore une blague avec ce qui se passait dans les années 60. » Le cinéaste fait ici référence au fait que la jeune Valérie utilise son corps comme un moyen d’obtenir des ressources financières, tout comme le faisait le Québec avec ses atouts naturels en nationalisant l’électricité québé­coise, un projet mené au début de la Révolution tranquille par René Lévesque, alors ministre des Richesses naturelles (1961­1966). Le cinéaste crée explicitement un parallèle entre son personnage et la situation socioculturelle de l’époque. Valérie est un corps-nation. Cette rhétorique qui associe le corps dés­habillé du personnage principal féminin d’un « film de fesses » à l’histoire nationale du Québec est grossière et sexiste, et a été dénoncée par plusieurs dès la sortie du film, notamment Jean Pierre Lefebvre dans le premier long métrage de fiction fémi­niste québécois, Q-bec my love en 1969, une colère dirigée direc­tement contre ce succès au box-office de l’époque. Malgré le caractère simpliste de la mise en scène du corps de Valérie personnifiant un Québec qu’on souhaite censément éman­ciper, ce récit recèle l’une des symboliques les plus persistantes associées aux corps féminins dans l’imaginaire national : le grand symbole de la Terre-mère. Des adaptations cinématogra­phiques des romans de la terre aux œuvres contemporaines écoféministes, nous souhaitons ainsi offrir un carnet de voyage à cette figure du cinéma québécois des années 1940 à aujourd’hui, cherchant à en comprendre les mutations et les enjeux au gré des fictions nationales qui ont raconté les liens imaginés unissant les corps féminins et la terre.

Au fil du temps, dans chaque culture, les humains se sont raconté des histoires et ont pensé des mythes sur la fécondité de la femme. Ce lien a donné naissance à plusieurs figures associant les corps féminins à une terre féconde : des déesses gréco-romaines Gaïa, Rhéa et Déméter jusqu’à l’anthropo-morphique motherland des États-nations (la Marianne des Français, la Germania des Allemands, la Ériu des Irlandais, la Bharat Mata des Indiens, etc.).

Cette association entre femme et terre inspire également depuis des siècles de nombreux artistes visuels qui mettent ainsi en relation le corps féminin et le territoire, comme en témoigne la gravure de William Hole sur la couverture du célèbre poème topographique Poly-Olbion (1622) de Michael Drayton.

Cette figure représentant l’Angleterre s’inspire du travail des cartographes, qui avaient pour objectif d’offrir une carte détaillée du royaume. Dans cette gravure, la disproportion entre le torse et les jambes du personnage féminin obéirait en fait au désir de reproduire les lignes et les proportions du territoire britannique. Un sein dénudé, un cornet de fruits à la main, la femme représentée ici serait une personnification de la nation généreuse. On peut penser également à Europa as Queen of the World, une carte réalisée par Sebastian Münster en 1544. Contrairement à Poly-Olbion, où la morphologie de la femme est adaptée aux dimensions du royaume britannique, Europa as Queen of the World montre les géographies nationales s’unissant pour suivre les contours du corps d’une reine.

Dans son livre Bella Caledonia : Woman, Nation, Text (2008), Kirsten Stirling laisse entendre que c’est le pouvoir reproduc­teur que partagent la terre et la femme qui aurait provoqué la féminisation des cartographies.