Fouiller les décombres

Prologue

Il y avait un parc à une rue de la maison, avec un vieux carrousel et d’immenses eucalyptus, un parc pour courir et faire planer des cerfs-volants. J’aimais beaucoup y aller, jouer au foot avec les garçons ou m’étendre sur l’herbe à regarder le ciel. Quand j’ai eu 12 ans, tout a basculé. Interdiction de se promener dans la rue, de marcher jusqu’à l’école. Buenos Aires, d’habitude enjouée, irrévérencieuse, foisonnante, était devenue une ville assiégée. La peur rampait sur les trottoirs. On voyait des chars d’assaut sur les grands boulevards. Des hélicoptères et des avions sillonnaient le ciel.
J’étais curieuse et rebelle, un peu à la manière de la petite Mafalda. Parfois, au souper, on disait que le fils d’un tel avait disparu, que la fille d’une telle avait dû sauter par la fenêtre de la Faculté de droit pour échapper à une razzia. Ma mère changeait vite de sujet.
Quand j’ai eu 14 ans, elle m’a laissée aller toute seule au centre-ville, un aller-retour minuté à l’Alliance française, sur la rue Cordoba, une dizaine de rues au nord de l’avenue de Mai, suffisamment loin de la place où les mères, traitées injustement de folles, faisaient leur ronde tous les jeudis. J’apprenais les mots liberté, droits, révolution. En langue française.
J’ai tourné la page en 1989, à mon arrivée à Montréal. Je ne voulais pas entendre parler de cette époque ni savoir ce qui s’était passé, je refusais de plonger dans l’horreur. Je voulais laisser le passé là où il était passé. Oublier. Jusqu’au jour où une poète argentine invitée au Festival international de la poésie de Trois-Rivières m’a fait cadeau d’un livre : Palabra viva. L’ouvrage recensait les écrits des écrivain.e.s disparu.e.s et victimes du terrorisme d’État. Ce que j’y ai lu m’a arraché le cœur. Les auteur.e.s, souvent des jeunes, parlaient d’amour, de liberté, de justice sociale, d’espoir, de lutte, de dignité. Mon histoire me rattrapait ; la langue espagnole, pour sa part, rendait compte d’une nouvelle réalité, en acceptant que le verbe desaparecer devienne transitif.
Depuis, les images revenaient sans arrêt, refaisaient surface, ne me lâchaient plus. Des images et des cauchemars. Alors, comme une folle, j’ai fouillé, passé des heures à éplucher les documents, les témoignages, les jugements, les histoires, les photos, les vidéos. Le ventre retourné, j’écrivais des poèmes, comme une délivrance, comme une forme de deuil mais aussi et surtout comme un devoir de mémoire, mon devoir de mémoire.
J’ai été chanceuse de venir au monde en 1964. Mon âge m’a protégée, j’aurais pu y laisser ma peau. Je dédie ces poèmes – une potion contre l’indifférence – aux familles qui cherchent encore leurs proches, aux enfants qui n’ont pas connu leurs parents. Je dis, comme eux, comme elles : ni oubli ni pardon.