J’avais un couteau de boucherie appuyé sur le ventre quand j’ai compris qu’il fallait que je fasse quelque chose.
*
J’ai toujours tenu un journal les mots écrits ont le pouvoir d’empêcher la dissolution lente de la vie ils sont le plus sûr moyen de ne pas perdre ma trace je sème des mots où que j’aille à toute heure du jour
écrire pour cristalliser le moment présent en extraire la sensation la compréhension déjouer le temps demain dans quelques jours quelques mois des années plus tard me relire démêler les fils au besoin
ce jour-là du couteau j’ai compris que c’était une question de vie ou de mort
j’avais cessé d’écrire depuis des mois plus rien ne voulait sortir
j’empilais et je m’empiffrais.
*
Du plus loin que je me souvienne j’ai toujours été grosse pas un peu ronde ou en chair mais grosse
dans ma perception du moins
mes proches avaient beau chercher à amoindrir la réalité ben voyons t’es juste un peu grasssette aucun euphémisme n’a jamais eu le pouvoir de transformer mon apparence non plus la vision que j’avais de moi
j’étais assez grosse pour mériter le quolibet lancé dans mon dos
cette année-là de mes 26 ans après avoir suivi une dizaine de régimes j’ai pris la première décision importante de ma vie l’ère des privations était terminée maigrir était la meilleure façon d’engraisser à perpétuité je venais de comprendre l’essentiel et je refusais cette condamnation ma faim menaçait de m’avaler j’engouffrais tout ce que je pouvais en cachette de moi
je me sentais comme un paquet de viande saignante une pièce de bœuf étranglée avec un gros cordon sur un comptoir de boucher
sans les mots pour me tenir à flot pour ne pas couler au fond j’étais emmurée vivante il n’y avait qu’une solution
me vider de ma chair faire sortir le pus me trancher la peau du ventre trouver une manière d’en finir
avec la douleur
c’est comme ça que c’est arrivé.
*
On dit qu’une image vaut mille mots
j’ai commencé sans réfléchir sans me questionner dans un état proche du sommeil un premier dessin avec du fusain sur de grandes feuilles blanches me salir les mains étaler du noir l’estomper avec un doigt
lentement des formes des personnages sont apparus une femme surdimensionnée au ventre proéminent une ville minuscule sous ses pieds une colline puis des hommes de tout petits hommes apeurés s’enfuyant j’ai marché dans les pas de la géante sans me retourner je l’ai suivie jusque-là
à deux pas d’un précipice
avec la sensation du couteau sur mon ventre
ce dessin le quatrième de la série présentait une scène en train de se jouer dans le réel la femme esquissée grossièrement comme sur des gribouillis d’enfants n’était pas qu’un dessin c’était mon autoportrait
une histoire impossible à écrire.
*
Quand les mots sont revenus j’ai encadré les pages manquantes du journal les ai exposées quelque temps avant de les faire disparaître au fond d’un placard je n’ai pas eu à fouiller longtemps pour les retrouver
le temps a passé les dessins sont devant moi
j’observe m’attarde multiplie les angles cherche les mots qui couvent j’écris avec de la cendre un texte dont je ne connais pas l’issue
j’ai donné un nom à chacun des dessins il y en a huit c’est le chiffre de la perfection de l’équilibre et de l’ordre cosmique le symbole de la vie nouvelle et de la résurrection la cohérence de la création en mouvement
c’est un récit qui se répète
trente ans plus tard la peau du ventre s’est épaissie les deux mains soudées au manche de bois je sens toujours la lame froide affilée j’appuie de toutes mes forces pour me vidanger
devenir boucher extirper mes organes noyés dans la graisse tout reprendre depuis le début observer le détail des formes l’épaisseur du trait ses hésitations son imprécision
détailler le grain du dessin sa substance corrosive.