L'album multicolore

Je la regarde dans son lit, blanche, aussi blanche que le drap. Elle vient de mourir, ma mère, et je ne le crois pas. À côté de moi, l’infirmier, incrédule lui aussi. Il y a une heure à peine, il m’a parlé d’un protocole qui s’imposerait bientôt, durant la phase de détresse respiratoire. Détresse, j’ai reçule mot comme un coup de poing. Détresse. Au fond de son sommeil, peut-être a-t-elle entendu, peut-être a-t-elle décidé de nous quitter avant. Je suis soulagée, c’est le sentiment que j’éprouve devant ma mère, le visage apaisé, encore tiède, comme si elle était plongée dans un rêve heureux.

Durant la soirée, la douleur s’était jetée sur elle telle une bête, elle s’était mise à lui dévorer les viscères. J’avais demandé à l’infirmière d’appeler le médecin. Il avait consenti à augmenter la dose de morphine, on ne laisse pas une femme de quatre-vingt-dix-sept ans mourir dans la souffrance. Elle avait fini par s’assoupir. Debout à son chevet, j’ai pleuré sur elle, pleuré sur les milliards d’êtres vivants, humains de toutes les races, animaux de toutes les espèces qui, depuis que le monde est monde, sont morts au bout de la douleur. Qui est ce Dieu qu’on suppose infiniment bon et aimable?

Je caresse le visage de ma mère. Il faut parler aux personnes qui viennent de mourir, ai-je entendu dire. La conscience n’est pas comme le cœur qui tout à coup s’arrête, elle s’efface doucement. Cette croyance a-t-elle des fondements ? Je l’ignore, mais je parle à ma mère, je lui dis que je l’aime, c’est plus facile pour moi que quand elle était vivante, elle n’a jamais apprécié les grandes effusions. Sauf ces dernières semaines. Elle arrivait plus mal à se contenir, elle souriait lorsque je la serrais dans mes bras, elle se laissait border le soir, au moment du coucher.