L’Art vivant

Le seuil

Paul-Émile Borduas est un monument du Québec du xxesiècle. S’intéresser à ses succès comme à ses échecs, à ses espoirs comme à ses doutes, c’est chercher à comprendre le devenir d’une communauté canadienne-française qui, dans les années1940 et1950, tentait de s’approprier une nouvelle parole dans laquelle pourraient s’exprimer des aspirations collectives jusque-là enfouies ou hésitantes. La carrière de Borduas peut sembler déconcertante, car dans la biographie de cet exilé réside une partie de l’énigme d’une collectivité qui dut se renier elle-même pour assurer son avenir. C’est pourquoi je tenterai, avec cet ouvrage, de jeter une lumière neuve sur le parcours de ce peintre qui, comme le disait Jean Éthier-Blais, se situait «au centre de nos contradictions». J’apporterai une autre touche, loin d’être définitive, au portrait de ce personnage complexe aux prises avec les questionnements d’une époque en pleine ébullition.Le sujet central de ce livre, c’est Paul-Émile Borduas. Cependant, le lecteur ne trouvera pas dans les pages qui suivent une analyse exhaustive du manifeste Refus global, ni une étude attentive des gouaches et des huiles de Borduas, ni un récit biographique. Il s’agit plutôt ici de suivre les méandres de l’évolution ayant conduit Borduas à adopter une certaine approche picturale en rupture radicale avec l’académisme de son temps. Qu’est-ce qui explique que l’abstraction, naguère considérée comme décadente, parut soudain acceptable aux yeux d’un homme destiné à l’origine à embrasser une carrière de décorateur d’églises? Comment Borduas a-t-il abouti à l’automa tisme, c’est-à-dire à une méthode de création qui laissait se déployer plus ou moins librement les pulsions du subconscient, après avoir baigné dans la pédagogie conservatrice de l’École des beaux-arts de Montréal? Telles sont les questions auxquelles je tâcherai d’apporter quelques éléments de réponse.Je ne suis pas un historien de l’art, et je ne prétends pas offrir ici un traité sur l’art abstrait au Québec. Je m’intéresse au cheminement intellectuel de l’homme, non aux différentes périodes de création du peintre. Pour saisir le déploiement de sa pensée sur l’art, j’adopte uniquement le point de vue de l’évolution des idées. En outre, comme je m’intéresse aux origines de l’acceptation de l’art abstrait au Québec, je ne fais guère référence ici au manifeste Refus global. Non seulement ce texte pamphlétaire parle en définitive très peu de peinture, mais il se situe au point d’aboutissement d’une démarche dont il m’importe plutôt de retracer la genèse. Je suis d’ailleurs d’avis que maints commentateurs ont projeté sur les années qui précèdent la parution de Refus global les idées du manifeste, entérinant une lecture rétrospective qui fausse la nature des tâtonnements et des expérimentations des artistes dans les années1940 et donne à toute l’aventure de l’automatisme québécois une cohérence téléologique qu’elle n’a jamais eue. Pour nourrir mon analyse, je me suis abondamment servi des textes de Borduas. Les trois imposants volumes qui rassemblent ses écrits et sa correspondance dévoilent la richesse de ses interrogations et l’étendue de ses intérêts intellectuels. C’est cet homme qui, à l’âge de vingt-sept ans, devant un Mgr Maurault attentif, s’inquiétait des dérives philosophiques des discours tenus à l’École des beaux-arts! Partisan du geste spontané, le maître de Saint-Hilaire dissertait volontiers sur les théories de l’art contemporain avec ses amis et ses collègues. D’une intelligence vive et appliquée, il avait acquis la répu-tation de fin causeur et de critique habile. On disait de lui qu’il pensait à ses toiles autant qu’il peignait. «Nous parlions de création spontanée, rapporte Robert Élie, mais il faut dire que de nombreuses incursions sur le plan de la logique précèdent les moments d’éclosion. Borduas se passionne pour le jeu des idées et, dans une conversation ou dans un cours, il aime mettre au point de subtiles mécaniques.» La matière est donc riche pour celui qui cherche à dégager les motifs ayant pu inciter Borduas à embrasser l’art non-figuratif.