La Fille de la famille

Les Rois
         J’ai dix ans. C’est la fête des Rois, un beau matin froid, bleu. Le soleil diamante la fenêtre de la porte qui donne sur la grande galerie encore tout enneigée. Cette galerie, qu’on appellerait une terrasse aujourd’hui, mon père l’a aménagée sur le toit de son garage et elle nous sert de terrain de jeu en hiver. C’est pratique, ma mère n’a qu’à nous pousser dehors avec le chien quand on lui tape trop sur les nerfs.
             Les trois grands – l’aîné, onze ans, le cadet, neuf ans, et moi –, nous sommes allés à la messe plus tôt. Mes frères, comme d’habitude, ont marché d’un côté de la rue et moi, de l’autre. Ils ne veulent pas être vus avec une fille. Une femmelette, comme ils disent.
             Mes parents viennent de partir pour la messe à leur tour et, comme d’habitude aussi, c’est moi qui suis de garde pour le petit, notre frère benjamin de cinq ans, encore trop jeune pour la messe. On est tous habillés propre, parce qu’on ira dîner chez ma tante du Town Site. Je porte la belle jupe flare rouge en velours côtelé que m’a offerte ma tante de Montréal. Elle a même brodé un petit chien saucisse près de l’ourlet. Ma mère m’a donné en cadeau d’anniversaire une blouse transparente à pois rouges qui s’harmonise bien avec la jupe. C’est super.
             Ma mère nous laisse souvent seuls à la maison et elle compte sur moi, la seule fille de la famille, pour lui rapporter fidèlement tous les mauvais coups de mes deux frères et pour protéger le petit, beaucoup plus jeune que nous. (Je n’ai que trois frères pour l’instant, il y en aura un autre qui naîtra cinq ans plus tard.) Ma mère me dit qu’elle part tranquille parce que je suis responsable.
             Dès que l’auto démarre, c’est toujours le même scénario. L’aîné et le cadet se mettent à jouer au hockey dans le grand couloir qui mène aux trois chambres. La puck revole dans la cuisine et dans la chambre du fond, il faut donc nous réfugier dans le salon double, le benjamin et moi. Je leur crie que c’est interdit de jouer au hockey dans la maison, que ça risque de faire des marques noires sur le beau plancher de prélart rose et gris pâle que ma mère vient de poser. Ils ne m’écoutent pas, évidemment. Je prends mon courage à deux mains et je les affronte pour leur dire que je vais dire à m’man qu’ils ont désobéi.
             Les deux gars sautent sur moi et l’un d’eux (je n’ai jamais su lequel) m’assène un tel coup de poing au ventre que j’en perds connaissance.
             Quand je me réveille, je suis enfoncée dans le banc de neige qui entoure la galerie. Dans le grand froid de cristal bleu, ils sont là tous les trois, même le petit, qui pleurnichent. Meurs pas, meurs pas, dis-le pas à m’man. Ma belle jupe est toute trempée, il me faudra mettre ma vieille robe pour aller dîner chez ma tante du Town Site.
             J’apprends en ce beau matin des Rois que mes frères m’aiment et que je vais survivre.