Le goût du Goncourt

Mai 2016. Ma mère se meurt. Entre mes visites à son chevet, j’apporte les dernières corrections à mon huitième roman qui sera publié en septembre. Pour la première fois depuis longtemps, je n’ai aucun autre projet en chantier – j’ai bien commencé la rédaction d’un texte inspiré par un récent voyage en Grèce, mais après quelques pages j’ai senti qu’il ne me tiendrait pas suffisamment à cœur pour que je le mène à terme et je l’ai mis de côté.

Tout s’achève dans ma vie. Je ne sais pas encore que ma mère mourra bientôt, mais j’en ai eu l’intuition en la voyant dans le lit de l’hôpital Jean-Talon où, après deux chutes successives en quelques mois qui ont causé une fracture de la hanche puis une autre au bassin – inopérable et particulièrement douloureuse celle-là –, elle passe ses journées presque entières. Le roman dans lequel elle apparaît jusque dans la dernière phrase sera bientôt envoyé à l’imprimerie ; il y a bien peu de chances qu’elle puisse le lire.

Un soir de ce printemps difficile, je raconte à mon ami Pierre les quelques jours que j’ai passés chez Yves Navarre en août 1982. Si je n’ai plus repensé à cet épisode depuis des années, les souvenirs que j’en garde sont encore, je m’en rends compte en les lui relatant, d’une étonnante clarté. Pierre sait très bien qui est Yves Navarre ; il a lu plusieurs de ses livres. Il semble fasciné par mon récit pourtant bref et désordonné.

Le lendemain, je feuillette le journal que je tenais alors, puis les trois mauvais romans que, pendant les années suivantes, j’ai tirés de cette expérience – je tentais chaque fois d’améliorer la version antérieure, mais en fait je la rendais toujours plus absconse et nébuleuse. Je me dis : tiens, moi qui m’inquiétais de ne pas avoir de projet d’écriture qui tiendrait lieu de fil à ma vie (de fil conducteur, de fil électrique, de fil de fer, de fil à retordre), pourquoi ne raconterais-je pas ce moment fondateur de ma vie d’homme et d’écrivain ? Plutôt qu’un roman, j’en ferais un récit : un genre que je n’ai jamais pratiqué puisque même dans mes livres dont le contenu est en partie inspiré d’expériences personnelles, la fiction a toujours pris le dessus sur le souci de raconter ce que j’ai vécu. Si je me fie à la réaction de Pierre, la matière brute de ces quelques jours possède en elle-même assez de substance pour que mon texte ne soit pas trop ennuyant. C’est d’ailleurs parce que je n’avais pas le recul nécessaire pour en comprendre la portée que j’ai rédigé, alors que j’étais dans la vingtaine, des romans de plus en plus complexes. J’ai maintenant la conviction qu’au contraire, c’est en simplifiant les choses que je rendrai avec le plus de justesse cette expérience marquante ; que j’en découvrirai même la profondeur, le caractère initiatique et son incidence sur ma vie ultérieure.

Je ne suis pas dupe : relater des événements qui se sont déroulés trente-quatre ans plus tôt constituera inévitablement une expérience de fiction. Ma mémoire trafiquera mes souvenirs à mon insu, et je devrai combler les ellipses que les années auront causées afin de produire un récit cohérent, même si je ne perds jamais de vue le but que je me fixe, soit de rester le plus fidèle possible à la réalité. Mais comme je raconterai des choses que je sais déjà, ça ne risquera pas de me plonger dans les angoisses et les déchirements de mes deux livres précédents ; le présent me procure bien assez de tourments pour ne pas en rajouter. Ce sera une sorte de convalescence, une tentative pour tâter de la légèreté, une promenade à travers des champs de lavande en écoutant le chant des cigales.