Le Torrent

J'étais un enfant dépossédé du monde. Par le décret d'une volonté antérieure à la mienne, je devais renoncer à toute possession en cette vie. Je touchais au monde par fragments, ceux-là seuls qui m'étaient immédiatement indispensables, et enlevés aussitôt leur utilité terminée; le cahier que je devais ouvrir, pas même la table sur laquelle il se trouvait ; le coin d’étable à nettoyer, non la poule qui se perchait sur la fenêtre ; et jamais, jamais la campagne offerte par la fenêtre. Je voyais la grande main de ma mère quand elle se levait sur moi, mais je n’apercevais pas ma mère en entier, de pied en cap. J’avais seulement
le sentiment de sa terrible grandeur qui me glaçait.
 Je n’ai pas eu d’enfance. Je ne me souviens d’aucun loisir avant cette singulière aventure de ma surdité. Ma mère travaillait sans relâche et je participais de ma mère, tel un outil dans ses mains. Levées avec le soleil, les heures de sa journée s’emboîtaient les unes dans les autres avec une justesse qui ne laissait aucune détente possible.
 En dehors des leçons qu’elle me donna jusqu’à mon entrée au collège, ma mère ne parlait pas. La parole n’entrait pas dans son ordre. Pour qu’elle dérogeât à cet ordre, il fallait que le premier j’eusse commis une transgression quelconque. C’est-à-dire que ma mère ne m’adressait la parole que pour me réprimander, avant de me punir.
 Au sujet de l’étude, là encore tout était compté, calculé, sans un jour de congé, ni de vacances. L’heure des leçons terminée, un mutisme total envahissait à nouveau le visage de ma mère. Sa bouche se fermait durement, hermétiquement, comme tenue par un verrou tiré de l’intérieur.
 Moi, je baissais les yeux, soulagé de n’avoir plus à suivre le fonctionnement des puissantes mâchoires et des lèvres minces qui prononçaient, en détachant chaque syllable, les mots
de « châtiment », « justice de Dieu », « damnation », « enfer », « discipline », « péché originel », et surtout cette phrase précise qui revenait comme un leitmotiv :
  — Il faut se dompter jusqu’aux os. On n’a pas idée de la force mauvaise qui est en nous ! Tu m’entends, François ? Je te dompterai bien, moi...
 Là, je commençais à frissonner et des larmes emplissaient mes yeux, car je savais bien ce que ma mère allait ajouter :

— François, regarde-moi dans les yeux... Ce supplice pouvait durer longtemps. Ma mère me fixait sans merci et moi je ne parvenais pas à me décider à la regarder. Elle ajoutait en se levant :
  — C’est bien, François, l’heure est finie... Mais je me souviendrai de ta mauvaise volonté, en temps et lieu...
 En fait, ma mère enregistrait minutieusement chacun de mes manquements pour. m’en dresser le compte, un beau jour, quand je ne m’y attendais plus. Juste au moment où je croyais m’échapper, elle fondait sur moi, implacable, n’ayant rien oublié, détaillant, jour après jour, heure après heure, les choses mêmes que je croyais les plus cachées.
 Je ne distinguais pas pourquoi ma mère ne me punissait pas sur-le-champ. D’autant plus
que je sentais confusément qu’elle se dominait avec peine. Dans la suite j’ai compris qu’elle agissait ainsi par discipline : « pour se dompter elle-même », et aussi certainement pour m’impressionner davantage en établissant son emprise le plus profondément possible sur moi.
 Il y avait bien une autre raison que je n’ai découverte que beaucoup plus tard.
 J’ai dit que ma mère s’occupait sans arrêt, soit dans la maison, soit dans l’étable ou les champs. Pour me corriger, elle attendait une trêve.
 J’ai trouvé, l’autre jour, dans la remise, sur une poutre, derrière un vieux fanal, un petit calepin ayant appartenu à ma mère. L’horaire de ses journées y était soigneusement inscrit. Un certain lundi, elle devait mettre des draps à blanchir sur l’herbe ; et, je me souviens que brusquement il s’était mis à pleuvoir. En date de ce même lundi, j’ai donc vu dans son carnet que cette étrange femme avait rayé : « Blanchir les draps », et ajouté dans la marge : « Battre François ».