Les chants du mime

I

POUR LES MUETTES ET LES MUETS

 

Dans Minima Moralia, Adorno prétend que nous ne savons pas – ou ne savons plus – refermer doucement les portes sans les claquer parce qu’il faut pousser celles des voitures et des réfrigérateurs, rendant nos gestes « précis et frustres ». L’habitude de prêter attention aux objets n’est pas indépendante de la considération pour les êtres, c’est une manière d’entrer en relation. Or, nous désapprenons la délicatesse, souligne Adorno ; parallèlement, nous désapprenons à faire confiance à l’ombre de ce qui commence à peine, dans notre propre parole comme dans nos relations. Nous remplaçons les objets qui, nous le savons bien, ne sont plus faits pour durer ; nous les achetons, ils se brisent et nous les rachetons. Ces choses entrent en nous et se brisent en nous. Comment faire attention aux personnes si nous ne pouvons faire attention aux objets, pensait Étienne Decroux.

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Decroux était mime, penseur d’un art du mouvement, à la fois socialiste et anarchiste, admirateur du Classicisme, de l’ordre et des règles en ce qu’elles sont sensibles aux élans passionnés du corps. Le projet de Decroux était d’inventer un art corporel qui aurait le sens du tragique, ne serait ni tributaire de la parole écrite ni inférieur, mais parlerait un autre langage. Pour chercher cette voix du corps, Decroux procède donc à une étude et observe les lois d’un ensemble de relations : le corps devant l’autre corps ; chaque partie du corps en relation aux autres parties ; le corps figurant la relation entretenue avec l’objet ; le corps devenant lui-même objet, machine. Decroux s’intéresse à ce que le corps seul peut exprimer, et que la langue ne peut pas.

Par ce travail, peut-être tentait-il de surpasser les limites de la langue pratique : formulations désincarnées qui remplissent les trous et les vides entre les silences, entre les gestes, les pensées qui s’empressent de conclure, de légiférer. Le mime, comme le poème, décharge la parole des rigidités langagières. En redonnant au corps ses harmoniques – diverses hauteurs de vibrations qui agissent simultanément – il retrouve sa largeur.

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J’aime ces disciplines qui cherchent à reconnaître ce qui commence à parler : petit, simple, à côté, décalé, bizarre, fragile, blessé. Dans l’extrême délicatesse des contours de toutes choses.

Au centre de rien : « Dans le creux du langage. Jamais dans le plein. » (Royet-Journoud) J’aime ces disciplines qui tendent à des paroles que l’on n’a pas encore dites, vers ces personnes que nous ne sommes pas encore devenues.

J’aime ces disciplines qui s’acharnent à tenir à distance le petit soldat obéissant qui s’installe en nous et ne voit plus rien quand la peur nous prend.

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Le mot d’ordre de Boileau, « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », apparaît ici comme un bloc de béton qui peut, si on n’y prend garde, broyer les disciplines qui cherchent à balbutier, et requièrent ce droit de balbutier. Le corps et la pensée y ont besoin du temps et de l’espace que le discours continu, à l’inverse, clôt. Un homme se balance sur sa chaise berçante sans dire un mot.

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Cette voix de l’être en son silence est sculptée de corps, de tensions et de résolutions – glaise, quartz, boue, sang, couleur de peau. Tout retourne au sol, au toucher, à la température – chaleur, texture, pression.

Dans l’ombre de la langue, rien ne se conçoit, ne s’énonce qu’au prix d’un obscur travail à même le langage, au prix d’accepter en soi l’ignorance : un travail de recommencements, de biffures et d’entrées.

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La poésie écoute les morts qui vivent dans les corps vivants. La poésie fait danser nos morts ensemble. « Dansez, sinon nous sommes perdus », pense Pina Bausch. Il y avait, dans le mime corporel de Decroux, la même survivance.