Les villes de papier

Emily

 

Emily est une ville toute de bois blanc nichée au milieu de prairies de trèfle et d’avoine. Les maisons carrées y ont des toits en pente, des volets bleus qu’on ferme à l’approche du soir et des cheminées par lesquelles il arrive que s’engouffre un oiseau qui volera, éperdu, les ailes pleines de suie, par toutes les chambres. Plutôt que de tenter de le chasser, on l’adoptera pour apprendre son chant.

La ville compte dix fois plus de jardins que d’églises, lesquelles sont toujours désertes. Dans leur ombre tran­quille poussent les campanules et les champignons. Les habitants se parlent par signes mais, comme chacun utilise ceux de son invention, ils ne se comprennent guère et préfèrent le plus souvent s’éviter.

À la saison froide, Emily se couvre de neige, et les doctes mésanges, de leurs pattes fines, viennent y écrire des poèmes tout blancs.

 

Amherst

 

Amherst, au Massachusetts, est une ville – un village – hors du temps comme de l’espace.

À la naissance d’Emily, en 1830, on y compte 2 631 habitants. À l’époque, la ville de Chicago n’existe pas. En 1890, quatre ans après la mort d’Emily, Chicago abrite 1 099 850 habitants, tandis qu’Amherst ne compte pas encore 5 000 âmes – moins une.

C’est une bourgade lettrée, qui a vu se succéder des générations d’éminents Dickinson. La ville est nommée en l’honneur de Jeffery Amherst, premier baron du nom, le même qui suggéra, lors des guerres indiennes, d’offrir aux sauvages des couvertures ayant servi à envelopper les malades de la petite vérole afin d’en finir au plus vite avec cette race exécrable.

On aurait pu mieux choisir.

 

Aujourd’hui, alors que nous sommes assaillis par des images qui se démultiplient à l’infini, il est stupéfiant de songer que, de celle qui fut l’une des plus grandes poètes de son pays, il n’existe qu’une seule photo­graphie, prise à l’âge de ses seize ans. Sur ce cliché célèbre, elle apparaît mince et pâle, son long cou ceint d’un ruban de velours sombre, ses yeux noirs large­ment écartés exprimant une attention tranquille, avec, aux lèvres, l’ombre d’un sourire. Ses cheveux séparés au milieu sont ramenés en arrière. Elle porte une robe rayée très simple, au col clair, froncée à la taille, et tient dans sa main gauche quelque chose qui peut être un petit bouquet de fleurs. Sur une table, près d’elle, est posé un livre dont on ne distingue pas le titre. Il n’y a pas d’autre photographie la montrant plus jeune ou plus vieille, ailleurs, ou debout – ou alors elles ont été perdues, détruites. Elle n’a pas, elle n’aura jamais de jambes.

Pour toujours et à jamais, elle ne sera que ce visage. Mieux, ce masque.

Emily Dickinson est un écran blanc, une page vierge. Eût-elle plutôt choisi, à la fin de sa vie, de passer une robe bleue, nous ne pourrions rien dire d’elle.

 

À cinq ans, la petite Emily Elizabeth va passer quelques jours chez sa tante à Boston. En chemin, leur voiture traverse un orage violent. Des éclairs déchirent le ciel noir, la pluie frappe les vitres avec un bruit de gravillons. La tante serre l’enfant contre elle pour la rassurer. Mais la petite n’a pas peur. Fascinée, elle se penche vers la vitre froide, y appuie le front et souffle :

«Feu.»

Chez la tante, les fenêtres sont percées si haut que même en se dressant sur la pointe des pieds elle n’arrive pas à voir autre chose qu’un bout de ciel blanc. Elle grimpe sur son lit pour découvrir la rue en contrebas, les deux arbres jumeaux qui poussent de l’autre côté, les gens qui se pressent sur les trottoirs.

Elle fait un premier bond prudent, puis un deuxième, et un troisième encore, de plus en plus haut, sur le matelas en plumes d’oie qui s’enfonce mollement sous son poids. La rue saute au même rythme qu’elle, avec tous ces petits personnages, comme des soldats de plomb qu’on agite dans une boîte.

— Elizabeth!

Dans l’encadrement de la porte, la tante a l’air cour­roucée. L’enfant cesse aussitôt de sauter et, bien droite, campée sur ses petites jambes courtes, répond à haute et intelligible voix :

— Je préférerais que l’on m’appelât Emily.

 

Un merle se pose sur l’appui de la fenêtre où Emily a semé des miettes de pain. Il a le ventre semblable à l’une de ces oranges miraculeuses qui gonflent les bas suspendus à la cheminée, la veille de Noël.

Il gobe un bout de pain, puis, en une série de trilles, se lance dans de longues histoires d’oiseau. Il y est question de vers de terre, d’une oiselle volage, d’un chapelet d’œufs bleu-vert dont l’un a mystérieusement disparu. Emily l’écoute, frémissante, tête inclinée de côté, l’œil brillant. Elle aussi prend une miette, entre le pouce et l’index, et la porte à ses lèvres. C’est son repas préféré de la journée.

 

Quand elle faute, c’est toujours le même péché : la gourmandise, qui la pousse à chiper une part de la tarte qui refroidit à la cuisine, ou à dérober le volume interdit dormant sur une des étagères dans le bureau de Père. Mère ne s’y trompe pas, et la punit toujours de la même façon, en l’enfermant seule dans une pièce, sans aucune des distractions propres à amuser les enfants. Elle ne voit pas, lorsque la punition est terminée, que sa fille en sort chaque fois à regret. Il faut bien mal connaître Emily Dickinson pour s’imaginer la châtier en l’enfermant dans le silence seule avec ses pensées.

Si elle arrivait à passer une journée, une seule, sans bêtise, sans mauvaise action ni pensée méchante, sa vie entière serait rachetée par cet unique jour par­fait. Mais voilà : elle n’est pas certaine de vouloir être sage. Les marguerites ne sont pas sages, pas plus que les outardes qui passent en V dans le ciel. Elles sont mieux : sauvages comme la moutarde, folles et mau­vaises comme l’herbe.

 

Le jardin bruisse des murmures des fleurs. Une violette ne se remet pas d’être si fripée. Une autre se plaint de ce que les grands tournesols lui font de l’ombre. Une troisième lorgne les pétales de sa voisine. Deux pivoines complotent sur la façon d’éloigner les four­mis. Un lys long et pâle a froid aux pieds, la terre est trop humide. Les roses sont les pires, énervées par les abeilles, incommodées par la lumière trop vive, soûlées de leur propre parfum.

Seuls les pissenlits n’ont rien à dire, trop heureux d’être en vie.

 

Les fleurs que les enfants ont cueillies l’après-midi reposent dans le panier d’osier. Père prend une pensée entre ses doigts blancs et explique, de sa voix de pasteur:

— Pour les conserver, il faut d’abord les faire sécher.

Dans la main de Père, la fleur semble déjà se flétrir. Il la pose et sort l’un des volumes de l’encyclopédie Britannica qui se dressent, en ordre de 1 à 21, sur l’étagère du milieu de la bibliothèque. Il l’ouvre, le feuillette précautionneusement.

— Après quelques mois, les pages auront absorbé l’humidité de la plante, et vous pourrez la coller dans votre herbier.

Emily s’émerveille en silence de cela : les livres s’abreuvent à l’eau des fleurs.

Père continue du ton savant qui est le sien quand il enseigne, c’est-à-dire tout le temps :

— Pour vous souvenir de l’endroit où vous avez placé le spécimen, je vous conseille de choisir un numéro de page correspondant à une date célèbre. Par exemple, celle du début de la guerre de Cent Ans...

Il attend.

— 1337, soufflent en chœur Austin, Lavinia et Emily.

Les deux premiers prennent un volume, insèrent délicatement les feuilles des fleurs entre les feuilles des livres en murmurant pour eux-mêmes « Déclaration

 

d’indépendance », « chute de l’Empire romain », « nais­sance de Mère ».

Emily seule semble semer les fleurs au hasard dans le dictionnaire qu’elle a choisi. Père l’observe un ins­tant, sourcils froncés.

— Comment retrouveras-tu tes spécimens si tu les mets n’importe où ?

Elle sourit: — Je saurai.

Des mois plus tard, alors qu’au cœur de l’hiver ils cueillent les fleurs de l’été dans la bibliothèque, elle rouvre le dictionnaire sans hésiter. Tandis que les autres marmonnent des chiffres entre leurs lèvres, elle pro­nonce comme une formule magique un mot, un seul : jasmin, et le jasmin apparaît.

Emily a illustré les entrées du dictionnaire.