Ligne brisée

La Brèche est une parcelle de terrain située tout juste à l’ouest de la rue McPhillips. Un champ étroit s’étirant sur quatre lots et interrompant le maillage serré des maisons construites de part et d’autre de la rue ; un vide qui coupe à travers toutes les avenues, de Selkirk jusqu’à Leila, à l’extrême limite du quar- tier North End. Certains ne lui donnent pas de nom, ne s’y arrêtent même pas. Moi, je ne l’appelais rien du tout, je savais seulement qu’il était là. Mais quand ma Stella a déménagé juste à côté, elle l’a appelé « la Brèche », ne serait-ce que pour elle-même. Personne ne lui avait jamais fait mention de l’existence d’un autre nom et, pour une raison quelconque, elle a pensé qu’elle devrait lui en donner un.

C’est une terre appartenant à Hydro, qui lui avait vraisem- blablement été réservée à l’époque où l’on ne trouvait pas grand-chose dans les environs. Quand toutes les basses terres du secteur ouest de la rivière Rouge n’étaient qu’herbes hautes et lapins, quelques arbustes en grappes parsemant le chemin jusqu’au lac, plus au nord. Le quartier s’est développé autour de la Brèche. Les maisons ont d’abord été construites pour les immigrants venus de l’Europe de l’Est, qui ont été repoussés du mauvais côté de la voie ferrée et tenus à l’écart des riches quartiers du sud de la ville. Quelqu’un m’a déjà dit que les maisons du quartier North End étaient à la fois grandes et bon marché, mais bâties sur des terrains minuscules. C’était à l’époque où il fallait posséder une certaine superficie de terre pour disposer du droit de vote, et tous ces lots comp- taient quelques centimètres de moins que le minimum requis.

Les grands pylônes métalliques d’Hydro ont dû être éri- gés plus tard. Énormes et gris, ils s’élèvent de chaque côté de l’étroite parcelle de terrain, supportant deux câbles d’argent souples, bien au-dessus de la plus grande des maisons. Les pylônes surgissent tous les deux pâtés de maisons, encore et encore, filant loin au nord. Ils se rendent peut-être même jus- qu’au lac. Lorsque Stella et sa famille se sont installées près des pylônes, sa petite Mattie leur a donné le nom de « robots ». Robots, c’est un nom qui leur va bien. Ils ont tous une tête carrée et se tiennent les pieds écartés, comme au garde-à- vous, avec deux bras aériens qui soulèvent les fils haut dans le ciel. Ils forment une armée figée montant la garde, voyant tout. Autour d’eux, on a construit des maisons, aujourd’hui délabrées ; des marées humaines les ont envahies, puis vidées.

Dans les années soixante, une fois que les Indiens inscrits au Registre ont été autorisés à quitter les réserves, plusieurs ont migré vers la ville et se sont installés dans le quartier. C’est à cette époque que les Européens ont lentement com- mencé à le déserter, comme un homme abandonnant une femme endormie dans la nuit noire. À présent, il y a énormé- ment d’Indiens ici, de grosses familles, de bonnes personnes, mais aussi des gangs, des prostituées, des planques à drogués, et toutes ces belles et grandes maisons s’affaissent, fatiguées comme les vieillards qui les habitent encore.

La zone entourant la Brèche est légèrement moins pauvre ; on y retrouve plus d’ouvriers, juste assez pour que les travail- leurs qui y vivent pensent que le problème ne les concerne pas et qu’ils sont à l’abri du drame. Il y a davantage d’auto- mobiles dans les entrées que de l’autre côté de McPhillips. C’est un bon quartier, mais on peut encore y voir la misère, si on sait où regarder. Si on sait voir les maisons dont les fenêtres sont en permanence recouvertes d’un drap. Si on sait voir les voitures qui arrivent tard le soir, se garent en plein milieu de la Brèche, loin de toute demeure, et y restent seule- ment une dizaine de minutes avant de repartir. Ma Stella voit ces choses. Je lui ai enseigné comment regarder et être à l’affût en tout temps. Je ne sais pas si c’était bien ou mal, mais elle est toujours en vie, alors il doit y avoir du bon dans tout ça.

J’ai toujours aimé cet endroit que ma fille appelle « la Brèche ». L’été, j’avais l’habitude de le traverser en marchant. On peut y emprunter un sentier menant jusqu’à la limite de la ville, et si on ne regarde que l’herbe au sol, on a l’impres- sion de se trouver en campagne tout le long. Les personnes âgées y cultivent de grands jardins aux rangs de maïs et de tomates bien ordonnés, tout proprets et jolis. Par contre, on ne peut pas traverser la Brèche à pied durant l’hiver. Personne ne déblaie de chemin dans ce lac de vent et de blanc, qui n’est alors qu’un champ de neige froide et mordante qui devient poudrerie à la moindre bourrasque. Et au moment où la neige touche les câbles d’Hydro à vif, ceux-ci émettent un bourdonnement agaçant. Le bruit est constant et juste assez discret pour qu’on puisse faire comme si on ne l’entendait pas, pareil à une voix qui murmure, mais dont on ne dis- tingue pas les paroles. Et bien que les pylônes fassent plus de trois étages de haut, lorsqu’il neige, leurs câbles semblent tout près du sol, vraiment bas; ils chuchotent un son qui res- semble presque à de la musique, seulement pas aussi doux. On peut l’oublier. Ce n’est qu’un bruit blanc, et certaines per- sonnes parviennent à ignorer les choses de ce genre. D’autres les entendent, mais finissent par s’y faire.

Il neigeait quand c’est arrivé. Le ciel était rose et gonflé, et la neige avait finalement commencé à tomber. Même depuis l’intérieur de sa maison, ma Stella entendait le bourdonne- ment aussi distinctement que sa propre respiration, ce qui se produit, elle le sait, les jours où le ciel se charge de nuages. Mais comme pour tout ce à travers quoi elle est passée, elle a juste appris à vivre avec.