Mélancolies identitaires

MODE D'EMPLOI

Ce livre est né d’une résolution en apparence assez simple, celle de lire ce qu’écrirait le chroniqueur et essayiste Mathieu Bock-Côté (MBC) pendant un an. Tout lire. Rigoureusement. Chaque jour. Même si notre homme donne par moments l’impression d’écrire plus vite qu’on ne pense. Il me fallait un trou de serrure par lequel suivre l’actualité, et ce trou, ce fut MBC. Un choix qui s’est imposé de lui-même, car il n’y a pas au Québec de voix médiatique plus omniprésente que celle de cet intellectuel organique du groupe Québecor, cette immense pieuvre médiatique qui domine les marchés de la télévision, de la presse écrite, de l’édition, du câble et d’internet. On peut ainsi lire MBC dans le journal, le voir à la télévision, l’entendre à la radio, et sur toutes ces tribunes, il prône avec ténacité un conservatisme de combat. Notre homme jouit même d’un privilège longtemps réservé, parmi les Québécois, aux chanteuses à voix: celui de triompher en France. À Paris, on le trouve rafraîchissant. La droite française se régale de ses livres qui critiquent la gauche culturelle et défendent avec ardeur l’«identité» et la «civilisation» occidentales. On voit en lui un Zemmour à visage humain qui oxygène la pensée conservatrice.
             L’écrivaine et journaliste Denise Bombardier, émue par ce succès européen, ne tarit pas d’éloges: «Comme il parvient à battre les Français sur leur propre terrain, celui de la parole percutante, fluide, rationnelle et personnelle, on s’incline devant ce garçon au physique de joueur de football américain.» Le meilleur des deux mondes, en somme. Madame Bombardier se sentait-elle obligée à la flatterie parce que quelques mois auparavant, dans le même journal, MBC avait qualifié son autobiographie de «chef-d’œuvre»? Peut-être. Mais même la conscience libre de Louis Cornellier, chroniqueur établi du quotidien Le Devoir, le pousse à déclarer que MBC appartient tout bonnement «à l’élite de la pensée occidentale». Un statut que ne lui refuserait pas Vincent Trémolet de Villers du Figaro qui, sans doute par pudeur, s’est contenté de dire de MBC qu’il «voit tout, lit tout, comprend tout», autant d’attributs divins qui justifient à eux seuls qu’on le lise. Je ne pouvais, de toute évidence, rêver de meilleur révélateur des temps présents.
             La méthode que j’ai adoptée pour écrire ce livre s’inspire de celle de Morgan Spurlock dans Super Size Me – que l’on pourrait traduire par «Grossissez-moi». Dans ce film, le documentariste s’est imposé de manger trois fois par jour chez McDonald’s pendant un mois afin d’étudier les effets de la malbouffe sur le corps, lesquels se sont révélés stupéfiants: nausées, prise de poids, symptômes précurseurs d’un malaise cardiaque, difficulté à se concentrer. La lecture de MBC n’est pas une cause d’insuffisance rénale, et tout le monde aura compris que cette expérience consiste à observer l’impact d’un tel exercice non pas sur le corps, mais sur l’esprit humain. Comment le monde apparaît-il à celui qui, chaque jour, s’y rapporte avec en tête les propos d’un tel agitateur? En nourrissant son intellect avec les opinions de MBC, qu’est-ce qui viendra à le préoccuper? Peut-il jongler avec de telles enclumes sans s’en échapper une sur la tête et se commotionner?
             C’est avec ces questions en tête que j’ai suivi les chemins parcourus par MBC, prenant des notes, tenant un journal de mes observations et de mes étonnements afin de capter une image de ce que nous sommes en train de devenir. La lecture de MBC a donc littéralement été un prétexte, le geste qui a précédé la production de ces Mélancolies identitaires, un carnet assez libre dans sa forme, qu’il faut lire comme un contrepoint aux pulsions conservatrices de notre sujet. Ce livre n’est pas une analyse de ses discours. Ce n’est pas non plus un pamphlet. Ce serait accorder trop d’importance au personnage. C’est une exploration, aussi sérieuse que légère, des thèmes développés par une droite qui, des Amériques à l’Europe, gagne en force et s’incarne désormais dans des personnalités médiatiques éclatantes, tonitruantes, parfois pittoresques, souvent inquiétantes.
             On me reprochera peut-être de contester le conservatisme politique autrement qu’en m’enthousiasmant pour ses adversaires de prédilection, la gauche dite «culturelle et identitaire». Refuser de prendre position sans avoir la prudence de se retirer des débats est un risque. Quiconque serait tenté de rester au milieu d’une bataille, mettait en garde Thucydide, s’expose à périr sous les coups des deux camps. Mais de la contrainte et du risque, raconte-t-on aussi, naissent la pensée et la beauté. C’est dans cette espérance qu’ont été écrits les textes qui suivent: que de la corvée de lire MBC puissent surgir quelque fulgurance, de la tendresse et, qui sait, quelques bribes de vérités.