Mère d'invention

PARTIE UNE.

LETTRE À L’ENFANTE

Il faut que je te parle.

C’est vrai, je t’ai crié, déjà, j’ai expulsé ce que je ne pouvais reconnaître comme mien – mais cette fois, te mettre en parole,

Les cris, est-ce qu’ils retentissent en boucle, depuis, mars, ou février – de quelle année ? Tu vois, j’arrive encore à introduire un peu de doute, dans l’indubitable…

Inassimilable cri, est-ce lui que tu entendras, quand tu passeras, quand tu m’ouvriras à ma propre intériorité, quand tu scelleras notre union, le même cri – c’est possible, non?

De croire, qu’il m’en soit permis ou non, que c’est un peu toi, encore, qui repasseras, je le pense un peu quand même, je ne peux l’ignorer complètement, cela vient d’un chaos, en moi, le grondement des eaux primordiales, il ne se tait jamais tout à fait,

Je t’ai redonné aux eaux, mais pas à ces eaux-là, pas aux miennes, même si elles étaient en quelque sorte préhistoriques, même l’eau de la toilette, le système d’égouts berlinois, tout ça retourne vers la mer, à un moment,

Peut-être que par quelque bifurcation, c’est encore toi…

Qui sait quelles alliances tu auras scellées, avant ton passage par l’ouverture de mon corps,

quand tu creuseras le passage vers ta première inspiration,

mais te parler, avant,

avant l’existence, avant que tu ne deviennes un fait de nature,

une nature à toi, tout entière

le temps se fait court, et je dois me presser, pour te dire, un peu de tout ce qui devrait être dit,

pour habiter avec toi l’espace des possibles, arriver à te sentir dans ce moment de suspension, planant sur les voies de l’espace, de la vie, ouvertes devant toi, flottant dans l’air, comme un aéroplane, ou un petit vaisseau spatial, avant que tu ne repartes vers ta patrie inconnue…

Si Proust peut revenir, ici, dans ce chaos, parce que c’est de lui, cette image, cette suspension, qu’il rêve, ce temps de flottement, qu’il invente, pour son amour, lui aussi, il veut sauver un amour des eaux de la mort,

Si Proust revient… mais moi, je ne suis pas Proust, l’eau de la mort, c’est toujours bien l’eau de la toilette, et pas la Méditerranée,

Je lui vole son image, pour l’amour de toi, mon avorton, mon enfante à venir, n’est-il pas permis, d’espérer,

Il faut que je te parle,

C’est une pathologie, chez moi,

Avant de me faire le lieu du passage,

Tu vois, ce retour à la ligne,

On pourrait presque croire à une velléité poétique,

mais c’est de l’ordre de la compulsion, l’obsession de tout mettre en parole,

tu vas voir, c’est exaspérant, si tu m’entends,

à travers les cris, infiniment criés,

n’est-il pas permis d’espérer –