Nihilisme et création

Professeur ou contempteur de désespoir?

À l’automne 2004, Nancy Huston a fait paraître un essai qui a depuis fait couler beaucoup d’encre, sur les rapports entre le néantisme, ce culte du néant, et la littérature: Professeurs de désespoir. Je venais de terminer un doctorat portant sur le rapport entre création et nihilisme, tout particulièrement sur la compréhension qu’ont eue certains romanciers du phénomène nihiliste. La position de Nancy Huston, qui dénonce les contradictions de certains intellectuels et romanciers qui se complaisent dans la haine de la vie et dans la survalorisation de l’« esprit » jusque dans le mépris de la corporéité et dans le refus de la parentalité, avait alors suscité une levée de boucliers, des complaintes d’indignation. Qu’est-ce que cette glorification de la vie, des mamelles maternelles et de la marmaille? Vive les fleurs et les petits oiseaux ! Des remarques qui  étonnent, surtout lorsque l’on connaît l’ensemble et la complexité des visions que porte l’œuvre littéraire de Nancy Huston. Plus encore, peu de ses détracteurs, me semble-t-il, ont vraiment pris le temps de réfléchir en profondeur aux questions soulevées par son essai (des questions qui viennent souvent en ricochet et auxquelles Huston ne répond pas toujours elle-même) : Qu’est-ce que le nihilisme ? Comment en sommes-nous arrivés là ? D’où nous vient cette fascination pour les représentations artistiques du vide, de l’absurde, du dérisoire, de la haine du monde et de la vie ? Les critiques et commentateurs de la culture ont-ils fait de ce désenchantement une sorte de prérequis esthétique (ce qui est « bon » en arts et en littérature doit nécessairement faire montre du ridicule ou de la déchéance de la condition humaine) ? S’est-il vraiment développé, en Occident, une valorisation d’œuvres où triomphent vitriol et cynisme et où se mettent en scène l’avilissement et la déchéance de l’humanité ? C’est que, si on adhère à l’argument nihiliste, tout se vaut, rien ne justifie plus rien. Toutes les valeurs seraient creuses, fausses, interchangeables, monnayables, sublimées sous des relations d’échange d’une trivialité qui les nie dans leur essence même. Nous errons dans les décombres d’un monde à la recherche d’un sens qui s’est désagrégé. Et notre vie : nada, du néant, du rien, de la poussière, du vent, peu importe ce qu’on en fait, ça n’a, de toute façon, aucun sens. Le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, tous connaîtront la peine avant de s’en retourner à la terre. Nous sommes aussi vides que si nous n’avions jamais existé. Comme l’illustre, par exemple, La mort d’Ivan Ilitch de Léon Tolstoï : Ivan Ilitch, apprenant qu’il est condamné à mourir, découvre la quasi parfaite trivialité d’une existence que le temps a dépouillé de ce qu’elle pouvait posséder d’amour et de bonheur. Notre vie est arbitraire, souffrance, douleur et mort, et rien ne semble justifier tout cela. Étendard : vacuité. Mais comment vivre sous un tel drapeau? Comment trouver une direction ou quelques repères pour la route si nous errons dans le brouillard? Pourquoi écrire (ou pour-quoi créer), vaine agitation dans le non-sens, puisque ça n’aurait, de toute façon, pas vraiment de portée? Pourquoi écrire plutôt que se tuer (comme le demandent, hurlant ou murmurant, Hubert Aquin, Stig Dagerman, Sylvia Plath, Marina Tsvétaïeva ou Sarah Kane)? En fait, que peut la littérature au temps du nihilisme?

Ces questions sont aussi les miennes. Elles m’habitent, me collent à la peau, me taraudent. Pendant des années, j’ai marché, lu, écrit avec, quelques pas derrière moi, leur ombre en profil. Ce sont aussi les questions que j’ai tenté de poser à certains penseurs et à des écrivains qui me semblaient hantés par des interrogations similaires : Friedrich Nietzsche, d’abord, mais aussi Robert Musil, Milan Kundera et Hubert Aquin. J’ai  dû me limiter. Je voulais comprendre ce qu’est donc que ce nihilisme qu’on apprête à toutes les sauces. Je propose une réponse préliminaire : le nihilisme c’est, dans un premier temps, toute attitude (philosophique ou religieuse, peu importe l’époque ou le lieu) qui dévalue la vie. Mais là ne s’arrête pas le problème. La modernité philosophique, en démontrant l’impossibilité de fonder en raison la transcendance, principe de la religion, est venue dévoiler le visage tragique du nihilisme, avec comme conséquence la dévaluation et la relativisation sans précédent de toutes les valeurs. Et de cela, il semble que nous pâtissions toujours.