Petites Cendres ou la capture

Petites Cendres à peine sorti du Saloon Porte du Baiser, titubant légèrement de fatigue, le vit soudain qui insultait le policier blanc, c’était le vieux Grégoire, père de nombreux enfants, c’était le gringalet noir, Grégoire qui s’était soûlé peut-être ou était-il gelé par la drogue, devenu fou furieux un vendredi soir, agressant un policier blanc, comme s’il eût été un homme libre d’insulter et de crier comme tous les ivrognes, hé, pensait Petites Cendres, il faut qu’il se calme, je vais me faufiler entre ce Grégoire givré et le policier blanc, un jeune, ce policier, sans doute trop novice pour se défendre, mais il a quand même un revolver, voici qu’il le montre à Grégoire, je ne sais si c’est un revolver ou quelque arme inoffensive qui endort, ou fait jaillir du poivre qui aveugle, je ne puis savoir dans le noir, mais je glisse doucement entre les deux, la lune resplendit dans le ciel, pourtant je vois à peine si c’est une arme, et puis passent de troubles nuages sur cette lune, la rue est à nouveau ténébreuse, je ne puis dire à Grégoire qu’il a perdu tout contrôle, il ne peut rien entendre, il crie au jeune policier blanc, ne mesurant pas la gravité de ses paroles, hé, homme, là, combien encore, vous les officiers, allez-vous tuer des nôtres, combien encore, dis-moi, hein, toi qui as un visage de bébé, hé, homme, je te le dis, vous en arriverez à nous tuer tous, il ne se tait pas, faut-il le saisir par le bras et le ramener à sa bicyclette, faut-il, oui, de l’autre côté de la rue, près de la rue Bahama, un homme qui marchait avec un compagnon moins ivre que lui s’écroula sur le trottoir, son ami lui disait, mais relève-toi, je ne puis te relever seul, tu es trop lourd, qu’ont-ils tous, pensait Petites Cendres, c’est à cause de l’ampleur de la lune, de sa puissance sur les nerfs, les vertèbres, tout ce qui tressaille en nous, à chaque instant, vibre ou frémit, naît et meurt, et Petites Cendres continua de protéger Grégoire en s’interposant entre lui tel un bouclier que ne pourrait atteindre le jeune policier blanc dont le visage était, comme l’avait décrit Grégoire, un visage curieusement enfantin, tu menaces un homme armé, dit le policier avec une insolence polie, Petites Cendres avait remarqué que c’était un garçon bien élevé, un homme à principes, il hésiterait sans doute longtemps avant de commettre l’acte, bien que la pointe du revolver, mais c’était peut-être un faux, pensait Petites Cendres, ou un revolver sans balle, une parure pour jouer avec le danger, affoler un peu son entourage lorsque les voyous sortaient le soir, la pointe du revolver semblait bouger dans la gaine de cuir pendue à la ceinture de l’homme, mais comment savoir, en une telle nuit, en une telle nuit où chacun de ces fauves relâchait son âme sauvage, montrait ses crocs, mais il était sûr que ce jeune policier était fringant et que Grégoire aurait dû le respecter, du moins prévoir des coups, cela ne ressemblait pas au vieux Grégoire de se soûler en ville, non, pensait Petites Cendres, d’habitude il allait à l’église avec sa femme et ses enfants, dans ses plus beaux atours...