Poèmes 1937-1993

Liminaire

Je signalise avec la fusée des mots
Vladimir Maïakovski

D’OÙ VIENT LA POÉSIE ?Je crois qu’elle nous vient d’abord de l’enfance. C’est le pouvoir d’émerveillement de l’enfant qui se prolonge chez l’adulte, c’est aussi le plaisir de jouer avec les mots, de les faire sonner comme des clochettes ou rouler comme des billes colorées ou ronronner comme des toupies. L’art vient ensuite, quand on apprend à faire des arrangements verbaux. C’est en cela seulement que le poète se distingue de toutes celles et de tous ceux qui conservent la nostalgie de l’enfance éblouie par le jeu.
Très tôt, l’adolescence ouvre des portes secrètes sur la vie. Ce fut mon cas car je suis né dans une famille relativement modeste et mes études se sont terminées brusquement à l’âge de dix-sept ans. Je suis donc en partie autodidacte. Mon apprentissage de la poésie n’est pas séparé de celui de la vie. C’est pourquoi beaucoup de thèmes qu’on y trouve sont des recours à l’expérience vitale. Chaque adolescent redécouvre le monde à sa manière.
Je vis présentement une deuxième grande crise économique. La première, celle de 1929-1939, je l’ai subie comme enfant et comme adolescent. La vie pour moi avait des contours de cauchemars. Tout cela, intériorisé, se répercute sans doute dans certaines de mes poèmes.
J’ai beaucoup voyagé. Certains voyages sont comme des poèmes, pleins d’imprévus, de hasards objectifs presque miraculeux, de rencontres déterminantes et de découvertes. C’est une activité qui me fait redécouvrir le monde de l’enfance. Un ami poète qui me dédicaçait son livre écrivait : « À Gilles Hénault, poète québécois mexicain, qui sait être ailleurs sans jamais nous quitter. » Je trouve que cela définit finement certains aspects de ma poésie, notamment ceux où le voyage est rêvé.
Selon certains critiques, ma poésie est tellurique. Il est vrai que beaucoup de mes poèmes évoquent des phénomènes élémentaires, terrestres. Quand tout le reste semble se résorber en abstraction, il nous reste les éléments : l’eau, la terre, l’air, le feu ; ce sont les noyaux du réel. Il faut y recourir pour retourner aux sources de l’être.
Rares sont les poètes qui n’ont pas tenté d’écrire un art poétique. Certains l’ont fait implicitement dans leurs poèmes mêmes. C’est mon cas. Dans la mesure où la poésie est un jeu de mots, elle est en même temps réflexion sur le langage, métalangage. Pour moi, la poésie est de l’ordre du cri, un cri modulé, bien sûr, mais qui ébranle tout le psychisme, qui fait vibrer toutes les cordes d’une sensibilité subconsciente et qui met à nu des mécanismes insoupçonnés de l’intelligence. La poésie est physique. Le poème se propose d’abord sur le mode de la modulation. Le comprendre, c’est surtout en saisir le rythme et la sonorité avec tous les signes qui en prolongent le sens sur la surface des paroles signifiantes.
Le poète se révolte dans le langage, à travers le langage. Il veut briser les mots, les formes, les contraintes sociales, imposer son rythme au monde. Bien sûr, ses ambitions ne sont jamais satisfaites, car il est prisonnier du texte qui représente son seul au-delà. Il voudrait par le brassage des mots secouer les consciences, les ébranler. Même s’il dit que les mots sont nouveaux chaque fois qu’on les profère, il doit bien se rendre à l’évidence que le langage nous habille d’habitudes dès que le non-sens du poème est transmué en sens nouveau par ceux qui le reçoivent. Quand même, la poésie laisse des cicatrices dans la mémoire.
Même l’amour est un jeu de mots très souvent, mais les formules sentimentales s’usent à l’usage, se transforment en vides coquillages que l’on s’échange comme de la fausse monnaie. Le poète tente de donner un sens plus pur aux mots de la tribu, il invente de nouvelles formules incantatoires que l’on appelle des poèmes d’amour.
Il faudrait se demander si l’amour suffit à répondre à l’amour, si le dialogue amoureux ne se dégrade pas en monologue car les mots nous trahissent aux confins du langage. Donc, le poème ne répond pas à toutes les interrogations, les gestes sont nécessaires pour engendrer une nouvelle mémoire. Il faut que le poème se prolonge au-delà de la nuit, au-delà de la parole pour que le monde lui-même devienne plus habitable.

(Extrait de Thèmes, 1984)