Royal

- Si vous êtes ici, c’est que vous appartenez déjà à l’élite de notre société.

Suffit d’un regard sur l’amphithéâtre pour faire men­tir le doyen : vous êtes presque deux cents, ici. En ce moment même, il y a probablement deux cents jeunes personnes à McGill qui se font dire la même chose, mais en anglais. Peut-être une centaine à TiLaval, aussi, qui se le font dire avec des fausses diphtongues prononcées. Ça fait cinq cents, sans compter ceux de Sherbrooke, qui ne font certainement pas partie de l’élite, mais qui étudient quand même le droit, et l’TiQAM, qui offre une excel­lente formation préuniversitaire. On va pas se conter de pipes : l’élite de la société, dans la tranche d’âge des dix-huit à vingt-cinq ans, ça se compte pas par centaines; il doit nécessairement y avoir de l’ivraie, ici.

Deux cents jeunes gens, pour la plupart en bas de vingt-cinq ans. Tin petit réaménagement, de l’éclairage et de la musique, et ça pourrait être un nightclub, d’au-tant que l’atmosphère, en ce moment, est tendue : les jeunes personnes ont toutes le souffle court, scrutent leurs congénères avec attention, essaient de cerner, de comprendre, de s’imposer. Comme lorsqu’ils veulent s’accoupler. Mais ils sont venus ici pour s’entretuer.

C’est l’infini moment de silence avant de lancer le cri de guerre. La suspension avant le fight or flight response.

Tous les membres du décanat, assis derrière le doyen et son lutrin, opinent de la tête, avec un sourire solennel et satisfait, l’air de se dire oui, l’élite, nous formons l’élite, nous sommes donc au sommet de l’élite, cependant que les deux représentants de l’asso, l’actuel président et son successeur, se mordent les joues pour ne pas laisser transparaître leur immense fierté d’enfant d’être en haut de la chaîne alimentaire. Le sont-ils? Est-ce que les responsabilités de l’association étudiante leur laissent assez de temps pour s’investir dans la course au stage, obtenir des notes passables dans le contexte, c’est-à-dire les meilleures notes? Tu voudrais certainement pas tenter l’expérience toi-même. S’ils réussissent, ils méritent toute ton admiration. Sinon, plus grande sera leur chute, et t’auras aucune sympathie pour eux.

L’élite de notre société.

- Vous avez réussi à traverser le processus de sélection rigoureux que nous imposons à nos futurs étudiants parce que vous avez fait preuve d’un grand potentiel intellectuel...

Une cote R de trente-deux, n’importe quel idiot qui écoute dans ses cours peut obtenir ça, s’il va pas dans un cégep de pauvres.

- ... d’une grande habileté sociale...

Comment savoir? On passe même pas d’entrevue pour entrer ici, contrairement à McGill.

- ... et de la rigueur morale nécessaire à la pratique du droit.

C’est-à-dire que personne ici n’a de dossier criminel. Encore là, pas très difficile : sois blanc et tais-toi, tu devrais t’en tirer correctement.

- Cependant, sachez que les efforts que vous a deman­dés l’admission au baccalauréat en droit étaient infimes devant ce qui vous attend. Votre formation sera parse­mée d’embûches et vous demandera énormément de sacrifices : c’est le prix à payer pour recevoir l’une des formations les plus prestigieuses...

Prestigieuse. Qu’il se calme les nerfs, le papi. On n’est pas à Harvard.

- ... et complètes...

McGill, eux, font leur common law. Ça, c’est une for­mation complète. Pas ici. T’en as rien à chier, de la com-mon law, alors ça te va, mais qu’il prétende pas qu’elle est « complète», sa formation.

- ... au pays.

Au sens de Canada, ce qui est faux, ou au sens où il est un vieux souverainiste qui utilise encore le mot « pays » pour parler du Québec?

- Au terme de votre formation, vous pourrez toutefois vous enorgueillir d’appartenir à une famille de diplômés qui ont été des vecteurs de changement majeurs dans la société québécoise, et du fait que votre parcours s’inscrit dans une histoire qui date de plus d’un siècle. Vous serez plus qu’outillés afin de vous orienter vers les domaines du droit qui vous intéressent; et notre arrimage avec le marché du travail fera en sorte qu’un maximum de nos étudiants sera placé à la fin du parcours. Ceux qui comptent participer à la course au stage...

Comme toi, par exemple.

- ... pourront assister à des activités de réseautage presque hebdomadaires afin de se faire connaître des différents cabinets qui viennent rencontrer les étudiants de la faculté de droit de l’Université de Montréal en sachant que nous cultivons l’excellence, de l’admission à la diplomation.

Voilà la vraie raison de ta présence ici.

- Mais sachez aussi que, malgré toutes vos bonnes inten­tions, il se peut très bien que votre parcours académique ne se passe pas aussi bien que prévu.

Les membres du décanat qui se replacent sur leur siège. Un toussotement qui résonne dans le plafond sans fin de l’amphithéâtre. La voix du doyen s’est assombrie. Oracle sur le point d’annoncer un destin sombre.

- Regardez autour de vous.

Tu étais resté dans ta bulle jusqu’ici, ornières fermées. C’était plus sûr. Ne pas tenter d’établir de contact, peut-être simplement appréhender les dangers, du coin de l’œil, en vision périphérique. Garder les yeux focus, sur le chemin à parcourir.

Mais puisqu’il le faut. Tu inspires, tentes d’expirer len­tement. Tu es haletant comme au sortir d’une traque. Tu lèves les yeux vers la salle.

Tu reconnais au moins deux gars et deux filles de Brébeuf, dans les quelques rangées autour de toi, et t’es certain qu’il y en a pas mal d’autres. Quelques visages de Stanislas, aussi, qui ont maturé depuis le temps où tu les as vus. Des gars contre qui tu as joué au volley, égale­ment, de Jean-Eudes, de Durocher.

Le code vestimentaire est pas exactement clair. Il y a de la vulgarité (la chaleur est arrivée tôt cette année, un gars que tu replaces comme étant de Jean-Eudes a cru bon de venir en gougounes et en shorts), des bonnes intentions mal exécutées (chemise fripée, lunettes mal choisies), de l’excès de zèle (quelques mongols se sont suit up). T’as opté pour un pantalon gris assez neutre de chez Club Monaco que Maman t’a donné Noël dernier et un polo blanc Fred Perry. Ne pas trop attirer l’atten-tion. Tu regardes rapidement, à tes pieds, le sac qu’on t’a donné à l’entrée et qui contient le merch aux couleurs de la faculté de droit : des blocs-notes, un stylo, un dossier. Quelques cabinets d’avocats ont gracieusement ajouté quelques items commandités à l’offre, pour donner le coup d’envoi à leur opération de propagande.

Ils vendent des t-shirts, des survêtements aux couleurs de la faculté, à la coop, aussi. Est-ce le genre de choses qu’il est bon de porter, pour afficher l’appartenance à sa caste, ou est-ce que c’est pauvre? Faudra attendre de saisir les codes, puis décider. Ne pas prendre de décision hâtive.

- Vous avez une personne sur votre gauche et une per­sonne sur votre droite, en ce moment.

Sur ta gauche, un Black immense, deux cent cinquante livres, si c’est pas plus, les bras gros comme tes cuisses, qui porte un survêtement de l’équipe de foot de Grasset et des anneaux d’or aux oreilles. Sur ta droite, un long fouet de six pieds deux environ, qui flotte dans de la gue­nille Frank and Oak de la tête aux pieds, avec des lunettes Prada qui doivent dater d’il y a deux ans au moins.

- Une de ces deux personnes ne finira pas son baccalauréat. Un sourire te fend le visage.

- Mesdames, messieurs, au nom de tout le décanat, je vous souhaite un été reposant, ainsi qu’un excellent début de semestre à votre entrée dans nos murs cet automne. On se revoit dans trois mois.

Et puisse le sort vous être favorable, petits barbares.