Shuni

Le père de Julie était pasteur. Quelques années après le début de sa mission, il avait fait construire l’église baptiste sur le boulevard Montagnais, juste devant le Conseil de bande. De l’extérieur, elle ressemblait davantage à un centre communautaire qu’à un lieu de culte.

Une quinzaine de croyants s’y rassemblaient le diman-che matin. Vêtus d’habits propres et accompagnés de leurs jeunes enfants. Jamais à l’heure. Parfois, certains y allaient pour la curiosité d’entrer dans une nouvelle construction. La religion protestante n’en était qu’à ses balbutiements chez les Innus de nature plutôt conservatrice et de confession catholique.

J’ai fait la connaissance de Julie un dimanche matin durant le rassemblement des enfants au sous-sol de l’église. Nous étions trois fois plus nombreux que les adultes. Nous étions bruyants. Des enfants indisciplinés et blagueurs. Mis à part elle. Elle restait en retrait. Blonde, les yeux pâles, timide. Ça m’a incitée à lui parler.

La maison de Julie se trouvait à l’extérieur de la réserve, juste avant l’intersection qui mène à Maliotenam. Une vieille maison retapée, exiguë, dans laquelle les jeux de société, les instruments de musique et les livres s’entassaient. Son père avait choisi d’œuvrer chez les Innus. Il y est resté treize ans. Il a élevé ses quatre enfants. Puis, il a rebroussé chemin. Son œuvre l’amenait ailleurs, dans son village natal, loin, très loin de chez moi.

Nous étions petites filles et toutes deux, nous étions réservées. Elle par son incapacité à aligner deux phrases sans rougir. Moi, par le lieu. Cette réserve qui m’a vu naître et qui m’enracinait. Immuable, intransigeante. Et parce que nous partagions cet état, naturellement nous sommes devenues amies.

Elle avait l’écoute facile. Le jugement absent. J’avais la parole continue. Nos rêves de gamines en commun. Elle n’avait jamais peur dans la forêt, même en pleine nuit. J’avais la certitude qu’elle me protégerait des ours parce qu’elle était la fille du pasteur et que ses prières seraient exaucées, contrairement aux miennes, moi fille de personne. Lorsqu’elle est partie, on s’est promis de s’envoyer des lettres. Mais on ne s’est jamais écrit. On avait peu à se dire, tout compte fait.

Des années plus tard, après ses études en travail social, j’ai appris qu’elle reviendrait à Uashat en tant que missionnaire. Seule cette fois-ci. Dans une vieille Toyota achetée de seconde main. Refaire cette route qui traverse le pays. Les Rocheuses, les plaines, les métropoles, pour atteindre tranquillement la 138. Elle verrait le fleuve qui s’étire à sa droite. Les montagnes et les lacs à sa gauche. Les courbes moins abruptes. Une route adoucie grâce aux millions du gouvernement et pour cause, les accidents fréquents, tant en été qu’en hiver. Elle aurait sans doute ce sentiment réconfortant, qui évoque l’enfance, celui de retourner à la maison.

C’est aujourd’hui que je décide de lui écrire. Ces mille mots que j’ai entassés dans mes cahiers depuis que je vis moi aussi, loin, si loin de chez moi. Maintenant devenues adultes, l’envie de partager avec elle ce qui me manque de ma communauté. Ce qui m’a traversée, ce que j’ai laissé, ce qui m’a fait grandir, ce que j’aime. Sans conseil et sans reproche. Parce que je crois qu’avant d’aider qui que ce soit, avant de tenter de transformer des peines incomprises en joies, des drames pas racontés en allégresses, avant de leur parler de Jésus, il faut bien commencer par les connaître. Et leurs histoires, leurs identités, leurs idéaux, ce à quoi ils rêvent la nuit. Le quotidien de ces gens vers qui elle a choisi d’aller.

J’ajouterais que j’ai du respect pour ceux, celles, qui s’aventurent sur les routes éloignées afin de travailler au sein de nos communautés. Comme Julie, j’admire leur courage et leur empathie. Je sais que l’intention est bonne. Mais je sais aussi que ce n’est pas suffisant.