Travail invisible

INTRODUCTION

POLITISER LE TRAVAIL INVISIBLE : UN PROJET FÉMINISTE INACHEVÉ

LOUISE TOUPIN ET CAMILLE ROBERT

 

L’historiographie de la « seconde vague » du féminisme, qui prend son envol dans les années 1960, reconnaît le poids considérable d’un livre dans son déclenchement : The Feminine Mystique. Écrit et publié en 1963 par Betty Friedan, une Américaine blanche de classe moyenne ayant quitté une carrière prometteuse une fois devenue mère, ce brûlot aurait agi comme bougie d’allumage. Et pour cause : il dévoilait une contre-image de l’univers idéalisé de la ménagère, « reine du foyer », au cœur de l’idyllique American way of life de l’après-guerre, sacralisée alors dans la publicité, les séries télévisées et les magazines féminins. Le travail de la reine dans son royaume était réputé être un travail d’amour.

Aux yeux de Friedan, ce royaume se révélait plutôt être une « prison dorée ». Ces femmes de banlieue étaient toutes atteintes, écrivait-elle, d’un « indéfinissable malaise » devant le quotidien de leur « carrière » de femmes au foyer : « Ce n’est que ça ? » Friedan proposait aux femmes de ne pas limiter leur vie au travail domestique et familial, et d’envahir le marché de l’emploi. Plusieurs d’entre elles se sont reconnues dans ce portrait. L’essai a été traduit très vite en 13 langues, donnant le coup d’envoi à un nouveau féminisme défiant la division sexuelle du travail.

 

Une boîte de Pandore

Lorsque les jeunes militantes au cœur de la contestation sociale de la fin des années 1960 ont ouvert cette boîte de Pandore du travail ménager et ont « découvert » l’ampleur de ce travail invisible, elles ont fait de cette question un enjeu de débat public. Observant les activités domestiques et familiales non plus à travers le prisme de l’amour, mais à travers celui du travail, les féministes ont compris et dévoilé l’angle mort des discours savants et du sens commun à propos du travail ménager : le travail d’amour, avec son don de soi « naturel » inhérent aux femmes, impayé et impayable, se révélait être plus pré­cisément une extorsion de travail gratuit, une exploitation, le fruit d’un rapport social. La « nature » n’avait pas grand-chose à y voir. Qui plus est, on trouverait là la racine matérielle même de la dépendance économique, sociale et juridique des femmes. Le travail des femmes au foyer était invisible dans l’économie générale des sociétés.

Ici même, au Québec, si la boutade de l’humoriste Yvon Deschamps « Môman travaille pas, a trop d’ouvrage » suscita instantanément l’hilarité générale au milieu de la décennie 1970, c’est qu’en réalité elle recelait cet effet magique de dessiller les yeux sur l’étendue du travail fourni dans l’ombre par les ménagères. Elle dévoilait un travail jusque-là invisible. La pièce du même nom du Théâtre des cuisines, créée en 1975, contribua de façon décisive à populariser dans tout le Québec le débat sur la valorisation et la pertinence de la rémunération de ce travail.

Ce ne sont cependant pas toutes les femmes qui vont partager cette analyse de la maison comme lieu d’exploitation. Des femmes d’autres catégories sociales, notamment afro-américaines, quali­fieront cette vision de la femme au foyer de discours de « petites-bourgeoises blanches ». La « mystique féminine » de Betty Friedan, ce n’était pas pour elles. Leur passé ancestral de domestiques mises en esclavage dans cette Amérique blanche et la ségrégation toujours subie quotidiennement les conduisaient à une tout autre analyse. Les Afro-Américaines mettront en évidence le fait que la relation des femmes au travail domestique est loin d’être universelle, qu’elle est traversée par des rapports raciaux, culturels et de classe qui incluent des situations d’exploitation entre femmes et, de ce fait, qu’elles n’ont pas la même expérience de l’oppression.

Le foyer, par exemple, n’était pas tant perçu comme une prison dorée que comme un refuge face au racisme et un site de résistance, et revêtait de ce fait une dimension tout à fait politique. Les femmes y jouaient un rôle essentiel dans la vie et la survie même du groupe. Toutefois, le travail qu’elles y accomplissaient n’en était pas moins, là aussi, mais dans un tout autre registre que celui des femmes blanches de classe moyenne, un travail invisible non reconnu et « construit comme étant “féminin” ». Ce pouvait être là un « dénominateur commun ».

Rendre visible et faire reconnaître ce travail « féminin » devint dès lors, partout où il pouvait s’exercer, et malgré les différentes analyses qu’on pouvait en faire, un enjeu de lutte, politisant de ce fait toute la question du travail ménager, compris comme l’ensemble des activités par lesquelles la vie humaine est produite et reproduite. Ce travail est lui-même inclus dans la notion élargie de reproduction sociale, qui se verra déployée, à partir des années 1980, pour englober également les soins de santé, le développement et la transmission des savoirs, des valeurs et des pratiques culturelles, ainsi que la construction des identités individuelles et collectives.

 

Les deux tiers du travail des femmes sont non rémunérés

Plus de 20 ans après l’apparition de cette seconde vague féministe, à l’occasion de la tenue à Beijing en 1995 de la Conférence inter­nationale des Nations Unies sur les femmes, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) publia des chiffres renversants sur l’ampleur du travail fourni par les femmes partout à travers le monde, sur la gratuité et l’invisibilité de la plus grande partie de leurs activités. La sous-évaluation de la contribution des femmes à l’ensemble des activités économiques était ainsi exposée : les femmes assument plus de la moitié de la charge totale de travail sur la planète. De cette part de travail accomplie par des femmes, les deux tiers sont non rémunérés, alors qu’à l’inverse, les trois quarts de la charge totale de travail des hommes sont rémunérés. Bref, « la plus grande partie du travail des femmes demeure non rémunérée, non reconnue et sous-évaluée » et, de ce fait, invisible.

La situation serait sensiblement la même en 2015, toujours selon le PNUD. En effet, la plus grande partie du travail des femmes demeure à ce jour inexorablement invisible. Au plan plus spécifique de la répartition des soins et des travaux domestiques non rému­nérés dans les familles, espace invisible s’il en est, l’organisme ONU Femmes, pour sa part, note dans son rapport sur le « progrès » des femmes dans le monde :

Dans toutes les économies et cultures, les femmes et les filles assument la majeure partie des soins et des travaux domestiques non rémunérés. Au niveau mondial, les femmes consacrent deux fois et demie plus de temps que les hommes à ces tâches, avec des grandes disparités entre les sexes dans le temps passé à faire la cuisine, à nettoyer et à s’occuper des membres du ménage. La participation des femmes à ces travaux varie considérablement d’un pays à l’autre [...].

Encore faudrait-il détailler l’hétérogénéité de cette catégorie femmes ici uniformisée : le travail invisible se vit, se reproduit et se répartit en réalité bien différemment selon les classes sociales, les identités culturelles et ethniques, sexuelles ou raciales et la provenance géographique des femmes qui l’accomplissent. Il est traversé par de nombreux systèmes et rapports d’exploitation qui s’entrecroisent et interagissent les uns avec les autres. Et ce travail se déplace.

De nouvelles stratifications au sein de la catégorie femmes sont en effet apparues, notamment à la faveur de la demande croissante des pays du Nord en services domestiques et en soins aux aîné·e·s. D’où le recours à une main-d’œuvre étrangère, largement féminine. Une partie du travail invisible des femmes du Nord est ainsi trans­férée sur le dos des femmes du Sud, provoquant une « désertifica­tion des “pourvoyeurs/pourvoyeuses de soin” du Tiers-monde ». Ces femmes subissent de plus les contrecoups de ce transfert dans leur propre organisation familiale et dans leurs propres besoins en matière de soins, et doivent dès lors assumer les coûts de leur propre reproduction.

 

Le travail invisible en continuelle progression

Qui plus est, le travail invisible « en général » est en continuelle pro­gression partout, suivant le principe du capitalisme. Cette recherche patronale constante du profit à tout prix et du travail humain au plus bas coût possible découle en effet de la logique interne qui gouverne le système économique capitaliste et s’accentue avec la mondialisa­tion du capital en cours. On assiste à « l’extension du domaine de l’invisibilité », bien au-delà de l’espace domestique.

Il y a près de 50 ans, des théoriciennes féministes du courant du salaire au travail ménager, notamment Mariarosa Dalla Costa, Selma James et Silvia Federici, avaient compris ce processus en réfléchissant au travail invisible effectué par les femmes à la maison et en engageant des luttes pour lui reconnaître le statut de véritable travail, donc sujet à rémunération. Elles avaient avancé à cet égard une explication : le travail ménager et de reproduction, défini comme l’ensemble des activités par lesquelles la vie humaine est produite et reproduite (la production et la reproduction de la force de travail), est essentiel au fonctionnement du capitalisme et à son expansion. Ce travail gratuit et invisible fait même partie du cycle productif de ce système et contribue à son processus d’accumulation, à ses profits. Il en est le ciment éco­nomique. La division sexuée du travail, qui réserve aux femmes le travail gratuit dans l’espace privé et aux hommes le travail salarié dans l’espace public, est « un des éléments constitutifs de la division capitaliste du travail ». Elle garde dans l’ombre le travail assigné aux femmes, rendant leur contribution à la société invisible. Il s’agit d’un problème « structurel ».

 

Au-delà du travail ménager, le travail invisible des sans-salaire

Cette compréhension de la fonction du travail de reproduction sociale des femmes, de sa gratuité et de son invisibilité consécutive avait conduit ces théoriciennes pionnières de la reproduction sociale sur de nouvelles pistes : d’autres activités, d’autres catégories de personnes étaient partie prenante de ce processus d’accumulation. Elles nous ont en effet appris que le cycle de production et de repro­duction du système économique capitaliste — et son expansion — repose non seulement sur le travail invisible gratuit de femmes dans les familles et les communautés, mais également sur celui des sans-salaire de la Terre, y compris sur le travail de subsistance des populations paysannes du Sud, des personnes au chômage, ou de toutes celles travaillant dans des conditions d’esclavage, non ou mal payées. Tout ce travail informel constitue une source cachée de plus-value et de profits, car la gratuité de leur travail, à l’instar de celui des ménagères, rend invisible cette partie essentielle du cycle productif de l’économie. En réalité, écrivait Selma James, « leurs activités sont des facettes de la production capitaliste et de sa division du travail » nationale et internationale :

Race, sexe, âge et nation : chacun est un élément indispensable de la division internationale du travail. Notre féminisme se fonde sur une couche de la hiérarchie des forces de travail — la ménagère — jusqu’ici invisible, et à laquelle ne correspond aucun salaire.

Chacune de ces couches de la « hiérarchie des forces de travail » forme donc l’usine de reproduction mondiale. Cette analyse des militantes du salaire au travail ménager a permis d’élargir le concept même de travail au travail non salarié, non payé, invisible, et cela au-delà du travail ménager. Leur pensée s’est déployée en une analyse de la division internationale du travail selon les genres, les « races », les classes, les générations et leur « complexe entrelacement » : à la hiérarchie des salaires correspond la hiérarchie des rapports sociaux, c’est-à-dire des hommes par rapport aux femmes, des populations blanches par rapport aux populations racisées, des jeunes par rapport aux plus âgé·e·s, etc. Cela fait du capitalisme un système foncièrement inégalitaire. Les militantes-théoriciennes du courant du salaire au travail ménager ont donc dévoilé, à partir de leur analyse du travail gratuit de reproduction sociale des femmes, la face cachée de la divi­sion internationale du travail : le travail des sans-salaire.

 

Un processus d’invisibilisation du travail en cours

Depuis, maintes études sont venues étayer la question de l’internationalisation du travail de reproduction sociale. Les analyses initiatrices de cette théorie, celles du courant du salaire au travail ménager, conservent toute leur pertinence à l’heure de la mondiali­sation néolibérale, du désengagement des États dans ce domaine, et du rétrécissement consécutif de l’État-providence. L’accroissement du travail invisible dans le champ de la reproduction sociale suit cette évolution. Qui plus est, un processus d’invisibilisation graduelle du travail en général est à l’œuvre.

On parle même de « l’invisibilisation du travail comme projet politique » dans certaines études analysant des formes actuelles de précarisation du travail, au-delà de l’espace domestique. L’extension du domaine de l’invisibilité serait rendue possible notamment par des « processus d’invisibilisation du travail en cours dans différents espaces sociaux » et dont la justification passe par le « déni de travail » (ce-n’est-pas-un-vrai-travail, comme on le disait du travail domestique), le déni de travail étant, selon ces études, « la forme la plus radicale d’invisibilisation ». On constate, poursuivent ces études, que « le déni de travail, total ou partiel, dans lequel certaines activités productives sont maintenues, fait l’objet aujourd’hui de véri­tables politiques publiques, politiques qui étendent bien au-delà de la sphère domestique, dans les services publics par exemple, le domaine du travail gratuit ou peu rémunéré, pas ou faiblement protégé ». Certains textes présentés ici illustrent bien ce phénomène chez nous.