Chant pour enfants morts

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MARILYN MONROE

 

Je vais tromper ma blonde. Je vais enfin réussir à tromper une de mes blondes. Dans son propre lit, en plus de ça. Dans son petit appartement du Mile End. Et je ne me sens même pas coupable. Aucun remords. Avoir su que c’était si facile, je l’aurais fait bien avant. Pauvre Marilyn. Ça ne fait même pas trois mois qu’on est ensemble. Elle m’avait pourtant demandé que ça ne se passe pas dans son lit si jamais ça arrivait pendant ses deux semaines de visite chez son père, à Paris.

Je vis dans son appartement et m’occupe de son chat. J’y suis comme chez moi. Voilà à peine une semaine, on revenait du club vidéo. Une soirée de petite neige sur nos épaules. Sacs de provisions à la main. Le trottoir qui faisait crouch-crouch sous nos bottes. Nos faces toutes blanches, fatiguées du manque de soleil, de l’excès de rosé, des beuveries au Laïka sur Saint-Laurent où on passait la majeure partie de notre temps. Elle m’avait supplié :

— S’il te plaît, Isidore. Si jamais tu couches avec une autre fille, je veux pas que tu fasses ça dans mon lit, OK ?

Et moi de prendre un air offensé.

— Ben voyons, Marilyn ! Pourquoi je ferais ça ?

Elle n’a rien répondu. On a franchi un autre coin de rue.

— Je te demande juste ça, d’accord ?

— OK, je comprends. Mais je ne coucherai pas avec une autre fille.

On a changé de sujet et on est allés regarder notre film de Marilyn Monroe, Some Like It Hot, sur sa télé minus­cule, dans sa chambre, avec son chat noir couché dessus qui balayait l’écran avec sa queue. Elle dans son désha­billé et moi dans mes bobettes, sous les couvertures à rire et à manger des bretzels. Marilyn adore la Monroe. Elle est un peu comme elle, version arabe. Pulpeuse, avec des seins qui te dévisagent, des cheveux noirs et bouclés, des yeux de désert, capable d’imiter à la per­fection la Monroe, de prendre ses poses, le même rire faussement naïf, la même gentillesse, la même bonté. La belle Monroe qui ne voulait plus vivre. La belle Marilyn pognée avec un salaud et ne le sachant pas encore. Elle est écrivain comme moi. Elle est en train d’écrire son troisième roman. Il paraît même que j’en fais partie, que je suis un des personnages, une sorte de prince charmant intello. On s’est rencontrés lors d’une séance de dédicaces dans une librairie. J’étais avec mon ami Fante et elle lui avait tombé dans l’œil. Il a proposé une sortie. Elle n’a pas hésité. Dans le bar, quand elle allait aux toilettes, mon ami et moi on ne réussissait pas à s’entendre, on n’arrivait pas à deviner avec qui de nous deux elle vou­lait coucher. Il payait les consommations et moi je fai­sais mon spirituel. Je disais des niaiseries pour la faire rire. Quand on est écrivain, c’est une des choses qu’on est capable de faire. On a terminé la soirée chez Fante avec une bouteille de porto. Il habite à deux pas de chez Marilyn. Avant qu’il n’ait l’occasion de tenter le coup avec elle, je me suis lancé sur le futon, presque un plongeon, me suis blotti contre elle, j’ai joué dans ses cheveux noirs, et ça n’a pas été long avant qu’elle se blottisse contre moi, toute souriante. C’était dans la poche. Mon ami, assis devant nous sur une chaise, ne semblait ni déçu ni choqué. Ça fait partie de la game. On a continué à boire un bout de temps et je me suis invité à coucher chez la demoiselle. Elle a dit non, que c’était trop le bordel. J’ai insisté. On a fait l’amour et parlé littérature toute la nuit. On a ri de tout le monde dans le milieu littéraire. Personne n’a été épargné. On a passé des jours et des jours comme ça, dans notre cocon, avec son chat noir, les lectures, l’élaboration de nos futurs chefs-d’œuvre, elle concrètement en écrivant malgré les litres de rosé qu’on s’envoyait, moi dans ma tête comme d’habitude, savourant les instants, mémorisant tout. Ma méthode de création escargot. Plusieurs sorties dans les bars, dans son Laïka très branché avec ses copines, mon éditeur et sa fiancée enceinte, d’autres auteurs. Elle payait en fin de soirée avec sa carte de crédit ou je sais pas quoi, c’était de la magie, on avait des rabais incroyables. Elle connaît tout le monde. Elle est glam. Ça lui prend des heures à s’arranger dans la salle de bains, à trouver la robe la plus moulante, les talons les plus hauts. Ensuite c’est la séance de maquillage, la crise de larmes parce qu’elle ne se trouve pas belle, moi qui vais la consoler, lui dire qu’elle est la plus belle fille en ville, le séchage de pleurs, le nettoyage de mascara, l’autre séance de maquillage. Et le Malenfant qui est prêt à sortir depuis longtemps, avec son cargo noir troué, sa chemise noire froissée, les che­veux dans la face, fumant cigarette sur cigarette, patient, attentionné, préparant déjà sa trahison.